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Publié le mardi 13 juin 2023

XIVe Congrès de l’Association mondiale de psychanalyse (AMP)

Tout le monde est fou

Du 22 au 25 février 2024 - en visioconférence

Le site du XIVe Congrès de l’AMP permet non seulement de s’inscrire mais de découvrir tous les textes préparatoires et les détails d’organisation du Congrès.

Voir la vidéo de présentation »








L’Orientation lacanienne parJacques-Alain Miller



« Tout le monde est fou »



Je dédie cette conférence à Angelina Harari qui, en tant que présidente pendant quatre ans, a conduit la vie de l’Association mondiale de psychanalyse (AMP) d’une main parfois rude parfois douce, toujours avec pertinence.

Il me revient de donner le titre des congrès de l’AMP*. Pourquoi est-ce ainsi ? L’habitude s’en est prise, elle est devenue une sorte de tradition – danger ! Il n’en sera pas toujours ainsi. Mais il faut croire que ce moment n’est pas encore arrivé. Donc je continue. Notre prochain congrès aura pour titre : Tout le monde est fou1.

Contexte

De même que le titre des présentes Assises – La femme n’existe pas –, c’est un aphorisme de Lacan. Je l’ai pêché dans un écrit minuscule, composé par Lacan à ma demande. Il s’agissait alors de défendre le Département de psychanalyse de Vincennes dont l’existence au sein de l’université Paris 8 était menacée. Elle l’est encore d’ailleurs, tous les ans – pour des raisons conjoncturelles, et aussi pour une raison de structure. C’est qu’en vérité, comme l’écrit Lacan, la psychanalyse n’est pas matière d’enseignement2. Cela tient à l’opposition, que je dis structurale, entre le discours analytique et le discours universitaire, entre le savoir toujours supposé dans la pratique de la psychanalyse et le savoir exposé qui tient le haut du pavé dans le discours universitaire. Je ne développe pas cette opposition bien connue de nous.

J’ai extrait cet aphorisme de quelques lignes écrites par Lacan dans un temps dont on pourrait dire qu’il est d’outre-tombe, pour autant qu’il se situe après le Séminaire qu’il a intitulé « Le moment de conclure ». Tout ce que Lacan a écrit ou proféré après ce Séminaire jouit d’un statut spécial d’après-coup de l’ensemble accompli de son enseignement – j’emploie ce mot, qu’il employait aussi avant de le repousser. Cela donne à ces propos fragmentaires une valeur testamentaire. Tout le monde est fou, Lacan l’a formulé une seule et unique fois, dans un texte paru dans une revue alors confidentielle, Ornicar ? Du fait que je l’ai épinglé, commenté, répété, cet aphorisme est entré dans notre langue commune, celle de l’AMP, et dans ce qu’on pourrait appeler notre doxa. Il est même devenu une sorte de slogan.

Dans le contexte de l’époque, il a été entendu d’une façon qui flatte les préjugés contemporains, à savoir la revendication démocratique d’une égalité fondamentale des citoyens s’imposant à la hiérarchie traditionnelle, déconstruisant cette hiérarchie qui régissait la relation du soignant à son patient. Je le dis sans nostalgie, pour autant que Lacan avait anticipé l’idéologie contemporaine de l’égalité universelle des êtres parlants en soulignant la fraternité devant lier, selon lui, le thérapeute à son patient. L’homme « affranchi » de la société moderne, disait-il, nous avons à l’accueillir et, je cite, à lui ouvrir à nouveau la voie de son sens dans une fraternité discrète à la mesure de laquelle nous sommes toujours trop inégaux3.

Dépathologisation

Si c’est de fraternité qu’il s’agit, elle a dès longtemps cessé d’être discrète pour être, au contraire, réclamée à tue-tête sous les espèces d’une égalité totale, entière, des êtres parlants.

Dans ces conditions, ne soyons pas étonnés que cette revendication égalitaire se traduise par la disparition programmée de la clinique. Tous les types cliniques sont progressivement soustraits au grand catalogue clinique, déjà ravalé et déconstruit par les éditions successives du DSM. Et ce, dans un temps où tous les individus affectés d’un trouble mental, d’un handicap, de ce qui était jugé jadis comme anormalité, s’associent et font groupe. Ces groupes juridiquement fondés, inscrits, sont souvent constitués en groupes de pression – jusqu’aux autistes, jusqu’aux entendeurs de voix, etc. Tout annonce que la clinique sera bientôt chose du passé. Il nous revient de mettre notre pratique au pas de cette nouvelle ère, sans nostalgie, sans amertume, sans esprit de revanche.

Dans un tel contexte, l’aphorisme lacanien ne peut être interprété autrement que comme prenant en charge et validant un terme qui a désormais cours (nous l’avons entendu résonner plus d’une fois dans ces Assises) : la dépathologisation. Il n’y aura plus de pathologies, il y aura, il y a déjà, à la place, des styles de vie librement choisis – une liberté imprescriptible parce qu’elle est celle des sujets de droit. Si je puis dire, le droit l’emporte sur le tordu4.

Freud parle de la substitution du principe de réalité au principe de plaisir. Nous assistons à la substitution du principe juridique au principe clinique, lequel est assimilé à un suprématisme désormais honni dans les régimes démocratiques. Les conséquences s’en font sentir dès à présent. Pour donner un seul exemple récent, la loi adoptée cette année par le Parlement français comporte que sera désormais constituée comme délit toute réserve, réticence, modulation, apportée à la demande d’un sujet – sujet de droit – d’une transition de genre, comme on s’exprime. Il a fallu l’intervention des instances de l’École de la Cause freudienne pour que l’Assemblée nationale et le Sénat entérinent deux amendements fondant l’exception des thérapeutes, à condition que leurs propos témoignent de prudence, invitent à la réflexion et ne contreviennent pas à la bienveillance et au respect qui s’imposent devant ce que j’ai appelé le libre choix de son style de vie. Un homme politique français propose même aujourd’hui que le changement de sexe soit introduit dans la Constitution française et reconnu comme un droit humain fondamental, jusqu’alors négligé.

Dans ces conditions, l’aphorisme de Lacan formulé en 1978 est entendu comme parfaitement raccord avec le Zeitgeist, l’esprit du temps. Néanmoins, dans cette voie, il aurait mieux valu dire : Tout le monde est normal.

Un double paradoxe

Dire Tout le monde est fou, complété dans le texte de Lacan par un c’est-à-dire délirant, n’est pas sans faire résonner une sorte de grincement. En effet, l’imputation de folie et de délire relève encore de la clinique. C’est valider, semble-t-il, la fin de la clinique, mais dans des termes qui appartiennent à la clinique. Or ce n’est pas le seul paradoxe introduit par cet aphorisme. En effet, Tout le monde est fou, qui le dit ? Ce ne peut être qu’un fou. Son propos est donc du délire. Comme universel, c’est l’exact décalque du dit d’Épiménide, énoncé au singulier par un Je, à savoir Je mens. Ce double paradoxe est de nature à faire soupçonner qu’il y a, dans l’aphorisme en question, davantage et peut-être autre chose que la validation de ladite dépathologisation.

J’avoue qu’en répandant cet aphorisme, en le coupant de son contexte scripturaire, en l’élevant ou le rabaissant à la qualité d’un slogan – ô combien efficace ! –, j’ai sans doute favorisé un malentendu qu’il importe de corriger au moment d’en faire le thème de notre prochain congrès. Rien de plus simple : il suffit de le resituer dans le contexte de ce bref écrit d’où je l’ai extrait – ce à quoi je vais m’employer sous la forme inévitablement abrégée qu’exige la fonction de clôture qui détermine mon devoir ici.

Dialectique pour la clinique

Avant de me livrer à ce travail de recontextualisation, j’indique dans un bref excursus comment on pourrait sauver la clinique en dépit de toute dépathologisation. Il suffirait d’avoir recours à la dialectique de Monseigneur Dupanloup, mise au point pour calmer les ardeurs de ceux qui, dans l’Église, s’insurgeaient contre les proscriptions concernant le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne articulées dans le Syllabus du pape Pie IX. Le rusé évêque, porte-parole du courant libéral, procède en distinguant deux niveaux : celui qu’il appelle la thèse, où l’on affirme le principe comme absolu ; puis, par en dessous, il inscrit l’hypothèse (au sens de ce qui est sous la thèse), où le relatif triomphe. Le principe, bien qu’absolu à son niveau, laisse s’ouvrir un espace de modulations, certes subordonné, mais où il est tenu compte des circonstances, de ce qui est opportun et de ce qui ne l’est pas, des nécessités de l’opérativité, etc. Ainsi, l’absolu et le relatif, loin de se contredire l’un l’autre, trouvent à coexister en bons voisins, à condition d’établir entre les deux termes une hiérarchie.

À nous servir de cette dialectique, la thèse comme absolu serait la disparition de toute pathologie et l’égalitarisme post-clinique. Cependant, dans l’intérêt du public, pour parer au désordre, voire aux destructions, que ne manquerait pas d’entraîner l’application aveugle du principe absolu, on conserverait les distinguos de la clinique au niveau subordonné de l’hypothèse. Je me permets de noter que cela réconcilierait le point de vue de mes collègues Dominique Laurent et François Leguil5 avec le mien – thèse pour moi, hypothèse pour eux.

Ce qui ne s’enseigne pas

Après cet excursus, ma première remarque, ou rectification, sera des plus simples : je me contenterai de prendre en compte la phrase qui suit immédiatement Tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant. Cette phrase est la suivante : C’est bien ce qui se démontre au premier pas vers l’enseignement6. Ici, point de dépathologisation, mais un abaissement, une déchéance, et pourquoi pas une déconstruction de ce qu’est l’enseignement – cela peut apparaître surprenant de la part d’un sujet qui a longuement célébré la position d’enseignant, et qui parlait lui-même de son enseignement.

En effet, qu’est-ce qui, selon Lacan – le tout dernier Lacan, l’outre-Lacan – se démontre ainsi, sinon qu’enseigner est une folie, que l’enseignement est un délire ? Ainsi, l’aphorisme en question s’inscrit dans le cadre d’une critique féroce de la fonction de l’enseignement. Cette critique féroce – et, ajouterai-je, proprement clinique – encadre l’aphorisme Tout le monde est fou. En relisant ce qui précède dans le texte, on aperçoit que, depuis le début, il s’agit d’une critique, non pas de la clinique, mais bien de tout enseignement. On entendra désormais le slogan comme énonçant : Il faut être fou pour enseigner, qui enseigne délire. Au premier regard, ce qui soucie Lacan, c’est, semble-t-il, la structure de tout enseignement.

Curieuse façon de défendre le Département de psychanalyse – qu’il a encouragé et dont il a toujours soutenu l’existence – que de dévaloriser l’enseignement, et tout particulièrement celui de la psychanalyse, en écrivant que le discours analytique n’est pas matière d’enseignement. Et pourquoi ne l’est-il pas ? Quelles sont les raisons alléguées par Lacan pour s’attaquer ainsi à la fonction de l’enseignement ?

Premièrement, le discours analytique, à la différence des trois autres qu’il a construits, n’enseigne rien parce que – Lacan l’énonce – il exclut la domination. Il n’est pas discours du maître, qui est, par excellence, discours de la domination, parce que celui-ci s’établit sur l’indiscutable d’un signifiant-maître. Le discours du maître enseigne ce qu’est un savoir, c’est-à-dire que le savoir est toujours serf d’un signifiant-maître – ceci n’est pas démenti par les conditions de naissance de l’Université, que l’on peut situer approximativement à Charlemagne. Il n’est pas davantage discours universitaire, qui installe à la place dominante un savoir, qui permet et même exige l’enseignement. Le discours universitaire est, par excellence, discours de l’enseignement. Enfin, le discours de l’hystérique fait du sujet le maître du maître ; il domine le dominateur et, ce faisant, il le met au travail, celui de produire un savoir. Celui-là n’est pas le savoir serf du maître, encore moins le savoir-maître, c’est le discours qui pousse à l’invention du savoir, si bien que Lacan souligne l’affinité structurale du discours de l’hystérique avec celui de la science.

Le discours analytique comporte, lui aussi, la place de la domination – en haut à gauche dans les schémas de Lacan, pour ceux qui les connaissent. Cependant, cette place est occupée par un élément qui n’est pas fait pour dominer, commander, soumettre, mais qui est fait pour causer le désir : ce que Lacan appelle l’objet a. L’objet a, cause du désir, dis-je, alors que précisément le désir ne se laisse pas dominer, qu’il est rétif à tout commandement, qu’il déjoue et dont il se joue. Où est le savoir dans ce discours ? Il est en position de n’être jamais que supposé – et non explicite comme dans le discours universitaire. N’étant jamais que supposé, c’est comme sous-posé qu’il soutient l’instance de la cause du désir dont l’analyste se fait le semblant. Ici, pas d’enseignement, ce qui n’empêche pas qu’il soit à l’occasion possible de s’en enseigner, mais il s’agit d’un savoir sans valeur d’enseignement, sans ordre, ni cohérence, ni système – un savoir qui tient à des rencontres aléatoires, sans loi. Le discours analytique ne domine donc pas. Et en particulier, il ne domine pas son sujet – à entendre comme vous voudrez.

Seconde raison alléguée par Lacan pour refuser au discours analytique la capacité d’être matière d’enseignement : Il n’a rien d’universel. En effet, il n’est nullement pour tous. Il est, si je puis dire, pour un seul, pour l’Un-tout-seul. C’est pour lui seul que l’interprétation peut donner lieu à un savoir, lequel s’évanouit dès que vous prétendez l’universaliser, le faire valoir pour tous. Essayez donc d’expliquer à un large public l’effet sensationnel d’une interprétation : cela ne relèvera que son caractère banal, ou bien discutable.

J’introduis ici une modulation. Lacan ne dit pas que la psychanalyse ne saurait être matière d’enseignement, mais que le discours analytique ne saurait l’être, c’est-à-dire grosso modo la pratique de la psychanalyse. Il y a par ailleurs, à côté, les théories de la psychanalyse, son histoire et les débats qu’elle a suscités et qui font dépôt. Étant entendu ce partage, cette division, entre pratique et théorie de la psychanalyse, il n’y a ici nul désaveu du Département de psychanalyse, de la présence de la psychanalyse à l’Université. Au contraire, il y a une restriction qui ouvre et libère un champ : la pratique de la psychanalyse ne s’enseigne pas ; tout au plus, elle se supervise à l’occasion, chaque fois d’un cas singulier, lequel ne se laisse pas porter à l’universel, mais qu’on peut élever, quand il s’y prête, à la dignité du paradigme.

Il s’agit donc d’une mise en garde de Lacan à l’endroit de ses élèves. Sachez bien et faites savoir que rien de ce qui vous sera enseigné de la psychanalyse à l’Université ne vous permettra de faire, vous, l’économie d’une psychanalyse. Il vous faudra, comme l’indique l’ouverture des Écrits, y mettre du vôtre7, payer de votre personne, et ce, en tant que tout autre chose qu’un élève, à savoir en tant qu’analysant.

De l’impossible au nécessaire

J’ordonne la suite de mon discours de clôture, qui est plutôt d’ouverture, en m’accrochant à ce texte de Lacan, et d’abord à la phrase que j’ai fait placer sur la couverture de ses petits écrits réunis dans la collection intitulée « Paradoxes ». C’est par le troisième des paradoxes de ce texte que commence le second paragraphe : Comment faire pour enseigner ce qui ne s’enseigne pas ?

Ce n’est pas la première fois que Lacan transmue un impossible en un réel. Disons qu’il passe ici de l’impossible au nécessaire. Ce qu’il est impossible d’enseigner, comment l’enseigner néanmoins ? En effet, s’il est impossible d’enseigner, c’est pourtant nécessaire. Il faudra d’abord distinguer enseigner et enseigner, c’est-à-dire, pour reprendre le terme de Bertrand Russell, stratifier les deux termes. Il y a l’enseigner pris du côté de l’impossible, et l’enseigner du côté du nécessaire. De l’un à l’autre, certes, c’est problématique.

Ce passage n’est pas pour tous. Lacan laisse entendre qu’il ne concerne pas tous, mais un, à savoir Freud. Car la phrase qui suit le convoque : Voilà ce dans quoi Freud a cheminé. Il y a ici privilège : Freud, le premier et pendant longtemps, avait en charge d’enseigner ce qui ne s’enseigne pas, à savoir la pratique de la psychanalyse. Et il l’a fait en payant de sa personne. Dans la Traumdeutung, il livre nombre de ses rêves et il ne recule jamais à puiser dans ses formations de l’inconscient pour faire avancer la psychanalyse. Or, ce qui vaut pour lui ne vaut pas pour tous.

Mais, dirais-je, ça vaut aussi pour Lacan. Il ne se peut pas qu’il n’ait pas pensé à lui-même. Cependant, il ne le dit pas. Peut-être est-ce le seul cas où il fait preuve de modestie, car il n’y était pas porté. Étant donné que Lacan a été un réformateur de la pratique analytique, cela vaut certainement pour lui aussi, bien qu’il s’en soit défendu en disant que les traits par lesquels sa pratique se distingue ne valent que pour lui-même. L’imiter ou pas, c’est de la responsabilité de chacun. Il a néanmoins, à une occasion, fait doctrine de la durée variable de la séance, mais non de sa brièveté. Il y aurait ici beaucoup à dire, ce que je ne ferai pas maintenant, car je vais faire un sort à la phrase qui suit, où figure notre aphorisme.

« Rien n’est que rêve »

La voici : Freud a considéré que rien n’est que rêve, et que tout le monde (si l’on peut dire une pareille expression) – en effet, c’est universel, contrairement à ce qu’il affirme précédemment –, tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant. Les thèses concentrées dans cette phrase concernent à la fois le rêve, la folie et le délire. Elles demandent à être dépliées. Il est à noter qu’elles sont attribuées par Lacan à Freud. Aussi est-ce d’abord dans les œuvres de Freud que je puiserai pour éclairer cette phrase, où sont en jeu toute la métapsychologie et toute la clinique.

Remarquez que, chez Lacan, les séances ne sont pas seules à être courtes, voire ultracourtes. Ses écrits sont toujours sous tension, une tension incessamment mouvante – tantôt il tourne autour du pot, associe, vadrouille, tantôt son discours se resserre brusquement et décoche une flèche impitoyable qui fulgure. C’est le cas avec cette phrase – sauf que, dans ce bref écrit, tout est maigre, dépouillé, réduit à l’os.

Commençons par la proposition rien n’est que rêve. Phrase à couper le souffle. On se demande si c’est Lacan qui a pu écrire ça, alors que, dans un Séminaire, il se réfère au célèbre titre de la pièce de Calderón, La Vie est un songe, pour nier la thèse qu’elle porte et l’invalider en ce qui concerne le discours analytique. Si tout est rêve, qu’en est-il du réel ? Faut-il en venir à énoncer : rien n’est réel (réel au sens de Lacan) ? Le réel n’est-il qu’illusion, fiction, voire délire ? Après tout, pourquoi pas ?

Ici s’évoquent des propos de Lacan qui ont toujours été considérés comme énigmatiques. Dans la première leçon de l’édition française du Séminaire Le Sinthome, Lacan pointe l’homogénéité de l’imaginaire et du réel, qu’il prétend fondée sur la structure binaire du nombre, avant de faire référence à la théorie de Cantor – que l’on retrouve par ailleurs dans la suite de ce texte dont j’analyse de près la composition. Ceci est certainement homogène à ce qui se dit sous la forme rien n’est que rêve. L’homogénéité imaginaire – réel se complète de la notation que le symbole en remet sur l’imaginaire8. Tout se passe comme si, au regard des mathématiques qu’il évoque, et précisément de la théorie des ensembles, le réel comme le symbolique se résorbaient dans l’imaginaire.

Ne faut-il pas cela pour que soit fondée l’affirmation que rien n’est que rêve ? Cette suprématie de l’imaginaire est bien la condition sine qua non pour qu’il puisse être dit rien n’est que rêve. Lacan a entamé ce qu’il faut bien appeler son enseignement en accentuant la prévalence de l’imaginaire, par exemple dans « Le stade du miroir… » Ne serait-ce pas aussi l’imaginaire dont Lacan assurerait la promotion au terme de la trajectoire de son discours ? Ceci ne laisserait pas d’être satisfaisant pour l’esprit qui aime que le discours se boucle sur lui-même. Je laisse cependant ce thème en suspens, employant un style interrogatif et le conditionnel.

Invention du réel

Suivant ce fil, un second propos de Lacan se rencontre dans le texte de la leçon ix du même Séminaire. Lui-même relève ici son écart d’avec Freud. Il dit en effet : l’instance du savoir que Freud rénove sous la forme de l’inconscient, ne suppose pas du tout obligatoirement le réel dont je me sers9. Je retiens de ce propos que, selon Lacan, la théorie freudienne de l’inconscient ne suppose pas le réel, et qu’elle pourrait se soutenir sans réel.

Le réel en fonction dans le discours analytique est de son invention, il est – indique Lacan – sa réaction à l’articulation freudienne de l’inconscient : il y réagit en inventant le réel. Lacan va jusqu’à réduire le réel à n’être que sa réponse symptomatique10 à l’inconscient freudien. C’est ôter à ce terme toute prétention à l’universel, le réduire au symptôme d’un-tout-seul. Il y a là beaucoup à dire, mais j’abrège.

Revenons sur l’idée que la théorie de Freud ne suppose pas le réel. Oui, sans doute, mais elle articule que quelque chose opère qui permet au sujet de discriminer – disons, sans entrer dans les détails – entre rêve ou hallucination, d’un côté, et réalité, de l’autre.

Substituer sans révoquer

Freud a beaucoup varié sur le statut de cet appareil, de ce dispositif qu’il nomme Realitätsprüfung, l’épreuve de réalité, comme on l’a traduit. Avancer, comme le fait Lacan, que rien n’est que rêve, c’est faire fi de l’épreuve de réalité, c’est amputer la théorie freudienne d’un terme qui paraît pourtant essentiel et qui est considéré comme tel par les psychanalystes.

Quelle impudence de faire néant de l’épreuve de réalité et, de surcroît, en l’imputant à Freud ! Cependant, la théorie freudienne n’est pas si claire qu’on ne puisse discriminer, à travers son œuvre, entre ce que l’on garde et ce que l’on écarte sur ce point. Il y a place pour un choix dans l’œuvre de Freud – laquelle n’est pas le jardin à la française planté par Lacan, mais au contraire une jungle. Lacan choisit d’accentuer chez Freud ce qui relativise, voire rend illusoire, la notion même d’épreuve de réalité. La question est passionnante pour un analyste, je ne puis ici l’aborder qu’en court-circuit.

C’est pourquoi j’irai tout de suite au texte court et magistral de Freud intitulé « Formulations sur les deux principes du fonctionnement psychique » – ou mental, selon la traduction – de 1911, laissant de côté deux textes qui le précèdent, le premier dans le « Projet pour une psychologie scientifique » de 1895, le second au fameux chapitre VII de la Traumdeutung. Je laisse aussi de côté le texte rédigé trois ans plus tard sur la métapsychologie des rêves, où il énonce – je crois pour la première fois, comme l’indique James Strachey, l’admirable traducteur de toute l’œuvre de Freud en anglais – que le moi est le siège de l’épreuve de réalité (il note aussi cela dans son écrit sur la Verneinung). Le terme d’épreuve de réalité,Freud l’introduit pour la première fois dans les « Formulations sur les deux principes… », mais c’est pour noter aussitôt que les processus inconscients se moquent de l’épreuve de réalité, qu’ils sont imperméables à son action.

En premier lieu, le texte vise à articuler la relation entre le principe de plaisir et le principe de réalité. On s’arrête à la thèse de Freud selon laquelle l’événement décisif dans le développement psychique, est l’Einsetzung, l’instauration du principe de réalité, qui constituerait un progrès de la plus haute importance : le principe de réalité se substitue à ce qui était agréable, recherché sous l’empire du principe de plaisir, à savoir un Lustgewinn, un gain de plaisir, un plus-de-jouir. On a ici la satisfaction de retrouver en psychanalyse un schème des plus traditionnels, selon lequel grandir, atteindre la maturité, implique de renoncer au plaisir pour se confronter à la dure réalité. Fini de rire !

Cependant, comme déjà noté, l’inconscient ne connaît pas l’épreuve de réalité.

À cela s’ajoute une notation essentielle de Freud qui vient nuancer, voire contredire, l’idée d’une substitution pure et simple du second principe au premier. Freud nuance lui-même son propos : on aurait tort de penser que la substitution du principe de réalité au principe de plaisir implique la déposition, la révocation, la déchéance (Absetzung en allemand). Effectivement – terme par lequel je traduis le mot Wirklichkeit –, cette substitution permet au contraire, dit Freud, la préservation, la sauvegarde du principe de plaisir.

Autrement dit, et pour parodier une phrase célèbre de Clausewitz, la substitution permet la poursuite du principe de plaisir au moyen du principe de réalité. Ce qu’il s’agit d’obtenir via le principe de plaisir, puis via le principe de réalité, est toujours le Lustgewinn, selon le terme employé quelquefois par Freud et que nous traduirons par cette expression de Lacan : le plus-de-jouir. Et celui-ci se révèle, pour reprendre cette fois une formule de Lacan, impossible à négativer par le principe de réalité.

Rêve et folie

En court-circuit, disons que si on choisit de privilégier cette perspective, et non pas celle de ladite épreuve de réalité, on démontre en quoi l’état du rêveur est indestructible, que le réveil n’est qu’illusion. Se réveiller, c’est continuer de rêver les yeux ouverts. En ce sens, en effet, rien n’est que rêve. Le délire appartient pour Freud à la même classe de phénomènes psychiques que le rêve. Ceci est énoncé dans la préface à la première édition de la Traumdeutung : le rêve est le premier élément d’une classe de phénomènes psychiques anormaux dont les autres membres sont les phobies hystériques, les obsessions et les délires – il faudrait savoir pourquoi il met les phobies hystériques et les obsessions dans ce même chapitre ; je n’y ai pas encore réfléchi.

De plus, au chapitre de la Traumdeutung intitulé « Relations entre rêve et maladies mentales », Freud traite sur un pied d’égalité rêve et folie. On le voit citer des philosophes à l’appui de sa thèse – comme vous le savez, il n’est pas coutumier du fait. Il faudrait recenser l’apparition de philosophes dans son texte, c’est extrêmement rare. Eh bien, là, il cite Kant : Le fou est quelqu’un qui rêve à l’état de veille – ce qui est vraiment une thèse freudienne – ; puis Schopenhauer disant du rêve qu’il est une brève folie et de la folie qu’elle est un rêve prolongé.

Faut-il sévèrement distinguer le rêve comme phénomène universel et la folie qui n’atteint que quelques-uns ? Le sens commun voudrait qu’on les distingue, qu’on ne les introduise pas dans la même classe. C’est pourtant le propre de la psychanalyse de ne voir entre les deux que des différences de qualité et non des différences de nature, pour reprendre approximativement l’orientation de Clérambault évoquée hier par F. Leguil. C’est le propre de la psychanalyse que de mettre ces phénomènes en continuité, tandis qu’il appartient aux gardiens de la réalité commune de les discriminer et de tracer une ligne infranchissable entre le normal et le pathologique.

En dépit des courts-circuits auxquels j’ai dû me résoudre pour ne pas prolonger indûment ce discours de clôture, je crois avoir proposé une orientation claire pour les travaux qui seront, dans deux ans, présentés à notre prochain congrès.

* Discours de clôture des Grandes Assises virtuelles internationales de l’AMP La femme n’existe pas, prononcé le 3 avril 2022, à la Maison de la mutualité de Paris et en visioconférence.

Version établie par Pascale Fari et Ève Miller-Rose avec Romain Aubé et Hervé Damase, ainsi que la contribution d’Ariane Ducharme, Jean-Claude Encalado, Nathalie Georges & Cécile Wojnarowski. Texte non relu par l’auteur et publié avec son aimable autorisation.

Notes :
1.Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, no 17 / 18, printemps 1979, p. 278.
2 Ibid.
3 Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 124.
4 Cette formule, qui pointe la place du « droit » à notre époque, est l’inverse de celle proposée par J.-A. Miller pour spécifier l’orientation frayée par Lacan : le tordu l’emporte sur le droit (Miller J.-A., « Notice de fil en aiguille », in Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 209).
5 Cf. Laurent D., « Le pousse-à-la-femme : de la structure à la logique » & Leguil F., « L’érotomanie dépathologisée », interventions aux Grandes Assises, publiées dans le présent numéro.
6 Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », op. cit.
7 Cf. Lacan J., « Ouverture de ce recueil », Écrits, op. cit., p. 10.
8 Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 18.
9 Cf. ibid., p. 132.
10 Ibid.


L’argument de Gil Caroz



Le degré zéro de la folie



L’aphorisme Tout le monde est fou ne concerne pas tous les êtres de la Terre, mais uniquement les êtres parlants qui obéissent tant bien que mal au code du langage et qui sont plongés dans un discours qui fait lien social. Certes, quand on parle, on irréalise les choses, on les rend inexistantes – c’est le sens même de la formule « le mot est le meurtre de la chose ». Mais, ce qui fait de celui qui parle un fou tient précisément à ce qu’en parlant et en rendant ainsi la chose inexistante, il lui procure un être. Nous connaissons l’exemple de madame Bovary1, qui n’existe pas et n’a jamais existé, mais dont l’être est pourtant bien assuré par une œuvre qui lui donne corps. Prenons un autre exemple chez Russell : dire que le roi de France est chauve, est une folie, car le roi de France n’existe pas2. Par ailleurs, « il convient de remarquer que si un homme qui se croit un roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l’est pas moins3 ».

Une défense contre le réel

Ce pouvoir du langage et des discours à rendre les choses inexistantes relève d’un vaste dispositif que l’on nomme l’Autre du symbolique. Cet Autre, dit symbolique, n’existe pas réellement. C’est en quoi il est susceptible de mettre le sujet à l’abri de ce qu’il y a d’insupportable dans le réel. Quand on parle, la chose étant néantisée, les signifiants ne renvoient qu’à d’autres signifiants, leurs référents demeurent une place vide. Ce qui fait qu’au bout du compte, on ne parle que de l’absence du rapport sexuel. Quand l’objet a vient boucher le vide de cette absence, c’est alors la jouissance en tant que positivée qui émerge, mais elle reste indicible. Que la place du référent reste vide ou qu’elle soit obstruée par l’objet a, le réel est, dans les deux cas, exclu du langage. La folie constitue ainsi une défense universelle et structurelle de l’être parlant contre le réel. Elle prend son appui de l’Autre, même si elle se déploie différemment selon les structures.

Dans sa Clinique ironique, Jacques-Alain Miller décrit les différentes modalités de défense qui consistent à parler de ce qui n’existe pas. Le névrosé est fou car il fait exister l’Autre en y situant l’objet a comme consistance logique de son fantasme, mais aussi comme objet perdu qui cause son désir. Le paranoïaque est fou, parce qu’il situe la jouissance dans l’Autre et lui donne ainsi une consistance réelle. L’Autre inexistant devient « gourmand de l’objet a4 ». Il se transforme en un Autre qui existe, qui condense la jouissance et jouit du sujet.

La schizophrénie est la seule parmi les structures cliniques à ne pas répondre à la définition de la folie comme défense contre le réel par le truchement de l’Autre5, car l’écart entre le symbolique et le réel y est absent. Pour le schizophrène, le mot est la chose, ou encore, le symbolique est réel. Non seulement il ne se sert pas de l’Autre pour se défendre du réel, mais encore par son ironie, il s’attaque à l’Autre en tant que symbolique et en tant que lien social soutenu par un discours. Le schizophrène est, par conséquent, immergé dans le réel, il ne s’en défend pas.

À l’instar de la schizophrénie qui fait exception parmi les structures cliniques, la psychanalyse fait exception parmi les discours à l’égard de la folie, car la pratique psychanalytique n’est pas une défense contre le réel. Bien au contraire, elle est une éthique orientée par le réel. Lacan souligne que le discours analytique « n’a rien d’universel » et « c’est bien en quoi, ajoute-t-il, il n’est pas matière d’enseignement6 ». En tant qu’universel, l’enseignement appartient au discours universitaire qui délivre un savoir exposé qui évite le réel. La psychanalyse, elle, ne s’enseigne pas, elle se transmet dans la rencontre au un par un, et produit du savoir supposé, qui ne vaut que pour l’Un tout seul7. Quand ce savoir est poussé jusqu’au bout, il implique une brisure de l’articulation S1S2 qui est la condition même du savoir universel. Les S1 qui s’isolent lors de cette opération ne sont pas de l’ordre d’une négation du réel. Ils désignent au contraire le réel du sujet. Dans ce sens, le discours analytique n’est pas fou du tout.

L’aphorisme Tout le monde est fou comporte une articulation forte entre deux termes : il concerne à la fois l’enseignement et le savoir, d’une part, et la clinique du délire, d’autre part. Le délire répond à la structure du savoir. J.-A. Miller présente le délire comme un S2 qui répond à la perplexité produite par l’émergence d’un phénomène élémentaire que l’on peut assimiler à un S18. Selon cette conception, le phénomène élémentaire aurait la valeur d’un axiome, d’un postulat logique, aussi énigmatique qu’inexplicable. Le délire est un S2 qui vient donner un sens à cet élément irréductible et hors sens quand celui-ci surgit dans la vie d’un sujet.

Généralisations

L’aphorisme qui fait le titre de notre congrès s’accorde à la dépathologisation contemporaine qui remplace le principe clinique par le principe juridique et substitue à la pathologie des styles de vie9. Or, quand on considère, à partir de cet aphorisme dont le pendant est tout le monde est normal, que la maladie mentale et la psychose n’existent plus, on nie le réel. La démocratisation de la clinique devient dès lors une forme de folie en soi. J.-A. Miller a indiqué à plusieurs reprises que les concepts avancés par Lacan concernant la psychose peuvent être généralisés à l’être parlant comme tel, sans pour autant défaire leur valeur clinique dans le cadre de l’établissement d’un diagnostic différentiel.

L’automatisme mental, c’est l’Autre

Notons au départ une généralisation opérée sur un concept qui émane de la psychiatrie et qui a été forgé par de Clérambault : l’automatisme mental. « Forme initiale de toute psychose10 », l’automatisme mental est une « énonciation indépendante11 », un discours parallèle, autonome, étranger, qui parasite le sujet et le traverse. Ce parasitage n’est pas en soi une pathologie, comme le propose J.-A. Miller. Il est la manifestation de l’Autre du langage qui est le lot de l’humain comme tel. Cette thèse s’accorde avec un énoncé de Lacan qui sonne comme une rime : « C’est normal, l’automatisme mental12 ! ». Le psychotique, toutefois, se distingue en ceci qu’il reconnaît la présence étrangère de cet Autre qui parle à travers lui, qui lui parle à l’occasion, et fait intrusion. À l’opposé, le névrosé méconnaît le fait que l’Autre parle en lui, il entretient l’illusion que c’est lui qui parle, sauf à reconnaître l’inconscient. La généralisation du phénomène de l’automatisme mental ne nous empêche donc pas de distinguer la psychose de la névrose.

Paranoïa ordinaire

Dans un autre registre, imaginaire celui-ci, J.-A. Miller considère la paranoïa à partir du « rapport primaire à l’autre13 » qui est bel et bien de l’ordre d’une paranoïa généralisée. Cette conception trouve ses racines dans le lien, défendu par Lacan dans sa thèse, entre la personnalité et la paranoïa. Nous connaissons, par exemple, la difficulté, qui se présente à l’occasion dans la clinique, à différencier le moi du paranoïaque de la fortification à la Vauban14 que constitue le moi de l’obsessionnel, car quelle que soit la structure du sujet, le moi est paranoïaque. Cela se lit déjà chez Freud quand il décrit, dans La négation15, la construction du moi qui consiste, dit-il, à situer le bon objet à l’intérieur, dans le moi, et le mauvais objet à l’extérieur – cette localisation de la jouissance mauvaise à l’extérieur, est un mode de rapport paranoïaque à l’autre. Notons encore que cette conception du moi paranoïaque court dans l’enseignement de Lacan depuis le stade du miroir où règne la logique agressive du « c’est toi ou moi ». Et, si l’on considère que le moi est non seulement hostile à l’autre, mais qu’il est aussi narcissique, on peut parler de la paranoïa comme normale et corrélée à une mégalomanie généralisée ou ordinaire.

Notons que la constitution du moi selon le stade du miroir se produit en deux temps. Au premier temps, celui de l’organisme, le corps est morcelé. Au deuxième temps, l’image unifiée du corps se construit, les organes sont rassemblés et articulés. On retrouve dans ces deux temps du miroir les deux temps de la construction d’un délire, avec pour le deuxième temps, le moi comme sphère sans faille qui s’avère être équivalent à la construction délirante. À la suite du stade du miroir, c’est à partir de l’image de son corps unifiée que le sujet se forge une image fantasmatique du monde comme une forme sphérique et idéale, tel le globe qui orne l’affiche de notre XIVe congrès de l’AMP. J.-A. Miller souligne que cette paranoïa généralisée comme rapport primaire à l’autre contredit les conceptions de compréhension fondamentale de l’autre selon les théories de l’intersubjectivité16. Plutôt que compréhensible, l’autre est fondamentalement étranger et menaçant.

La forclusion : un transfert de dimension

Le délire généralisé, tel que nous l’avons décrit jusqu’ici, est une construction imaginaire ou symbolique. La forclusion, quant à elle, à la différence du délire, n’est pas une construction, mais un rejet d’un élément du registre symbolique qui réapparaît dans le réel. J.-A. Miller appelle ce passage d’un registre à l’autre un transfert de dimension17. Ce phénomène traverse toutes les structures.

Un signifiant est rejeté dans le réel quand il condense un trop de jouissance indicible. Le cas de l’homme aux cervelles fraîches de Ernest Kris commenté par Lacan18 montre bien comment l’impossibilité du signifiant à supporter la pulsion produit un rejet dans le réel sous la forme d’un acting out. Il s’agit bien ici d’une forclusion, qui ne se produit pas dans le cadre de la psychose, mais dans le rapport entre l’analyste et l’analysant. On peut considérer que l’intervention de l’analyste, qui ne prend pas en considération la parole du patient comme une vérité sur la pulsion orale, rejette cette pulsion du symbolique. Celle-ci réapparaît alors dans le comportement du patient qui met en acte cette pulsion. L’indicible qui n’a pas été entendu par l’analyste a fait retour dans le réel du côté du patient.

Dans l’hystérie également, un tel passage dans le réel peut se manifester dans la pantomime du sujet, c’est-à-dire dans sa conduite dans le monde. Rappelons la patiente de la présentation de malade de Lacan, qui entend revenir dans le réel l’injure « truie19 », témoignant d’une jouissance indicible qui l’a envahie au moment où elle a croisé dans le couloir de l’immeuble l’ami de sa voisine. Dans les mêmes circonstances, écrit J.-A. Miller, un sujet hystérique n’aurait pas entendu une voix, mais « il n’est pas impensable que ça revienne dans le réel, par exemple sous la forme – agir comme si tous les hommes sont des cochons20 ». Dans la névrose obsessionnelle, c’est le regard du père qui peut prendre consistance et produire une inhibition majeure. Cette consistance réelle du regard est une manifestation de l’obscénité du surmoi que le signifiant ne peut pas contenir et qui est donc rejetée du symbolique et déplacée vers le réel.

Cette série de concepts concernant la psychose, généralisés et attribués au parlêtre comme tel, montre bien que l’aphorisme Tout le monde est fou peut tout à fait co-exister avec une reconnaissance du réel de la clinique. Le fait que ces phénomènes traversent les structures psychiques ne conduit pas nécessairement à la suppression de ces structures.

Une forclusion inhérente à la cure

Revenons à la question de l’enseignement. Il faut être fou, dit Lacan, pour vouloir enseigner la psychanalyse sur le mode universitaire, comme un savoir exposé et universel. Pourtant, la formation du psychanalyste se trouve au cœur de l’action des Écoles de l’AMP. C’est dire que s’il n’y a pas un enseignement de la psychanalyse qui serait sensé, il y a, comme nous l’avons vu, une transmission possible au un par un. Mais le savoir en jeu dans cette transmission diffère du savoir qui domine, celui dont le maître est l’agent. C’est un savoir qui fait horreur. Lacan note d’ailleurs qu’il est douteux que les candidats à l’analyse s’engageraient dans l’expérience s’ils savaient en amont que la destitution subjective est écrite sur le ticket d’entrée. « Seulement faire interdiction de ce qui s’impose de notre être, poursuit-il, c’est nous offrir à un retour de destinée qui est malédiction. Ce qui est refusé dans le symbolique, rappelons-en le verdict lacanien, reparaît dans le réel21. »

Autrement dit, il y a une forclusion possible, inhérente à la cure analytique elle-même, quand on se refuse au savoir qui découle de la destitution subjective. Cette destitution, qui s’impose au sujet en analyse, implique que ce dont il se soutient – sa souffrance, son fantasme, ses identifications, sa plainte, sa division et sa supposition du savoir – ne lui est plus d’aucun recours. Le sujet doit alors prendre appui sur sa propre existence en tant qu’elle est le seul point de certitude qui peut orienter son éthique. Cette reconnaissance de l’inexistence de l’Autre est corrélée à une forme de reconnaissance du réel. Elle peut provoquer « l’horreur, l’indignation, la panique22 », mais c’est le degré zéro de la folie.

1 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 23 mars 2011, inédit.
2 Miller J.-A., « La psychose dans le texte de Lacan », Analytica, n°58, 1989, p. 137.
3 Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 170.
4 Miller J.-A, « Clinique ironique », La Cause freudienne, n°23, p. 11.
5 Ibid., p. 7.
6 Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 278.
7 Miller J.-A., « Tout le monde est fou, AMP 2024 », La Cause du désir, n°112, novembre 2022, p. 52. Texte d’orientation du congrès de l’AMP 2024. On y trouve plusieurs points qui sont ici développés.
8 J.-A. Miller « L’invention du délire », La Cause freudienne, n°70, 2008, p. 81-93.
9 Miller J.-A., « Tout le monde est fou, AMP 2024 », op. cit., p. 49-50.
10 Miller J.-A., « Enseignements de la présentation de malade », La conversation d’Arcachon, Agalma – Le Seuil, 1997,p. 294.
11 Ibid., p. 295.
12 Lacan J., « Vers un signifiant nouveau », texte établi par Jacques-Alain Miller, Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 22.
13 Miller J.-A., « La paranoïa, rapport primaire à l’autre », The Lacanian Review, n°10, décembre 2020, p. 56-90.
14 Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 108.
15 Freud S., « La négation », Résultats, idées, problèmes, II, 1921-1938, Paris, PUF, 1992, p. 135-139.
16 Miller J.-A., « La paranoïa, rapport primaire à l’autre », op. cit. p. 82.
17 Miller J.-A., « Forclusion généralisée », La Cause du désir, n°99, juin 2018, p. 135.
18 Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 598-600.
19 Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, op. cit., p. 534-535.
20 Miller J.-A., « Forclusion généralisée », op. cit. p. 135.
21 Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 252.
22 Ibid.


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