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Publié le dimanche 24 novembre 2019

LETTERiNA

N° 74 - Un air de famille

Automne 2019

L’inertie qui fait qu’un sujet ne parle que de papa ou de maman est quand même une curieuse affaire.
Jacques Lacan, Scilicet n° 6-7, p. 44.



LIMINAIRE

Qu’est-ce qu’une famille ? Loin de relever d’un instinct, qui impliquerait un savoir préétabli sur ce qui fait son essence, la famille est pour Lacan une institution sociale : une combinaison d’interdits et de règles d’alliances, en somme une instance symbolique. La famille est donc relative à une époque, une culture donnée.

L’impératif pulsionnel de la société libérale – et de ses innombrables objets de consommation et de satisfaction – et les progrès de la médecine ont profondément impacté la famille paternaliste qui prédominait au temps de Freud. Certaines révolutions médicales telles que la pilule contraceptive et la procréation médicalement assistée ont eu pour conséquence non seulement de disjoindre la sexualité et la reproduction mais de provoquer une érosion des rôles parentaux traditionnels. Déjà en 1938, Lacan soulignait un déclin de l’imago paternel : « Nous ne sommes pas de ceux qui s’affligent d’un prétendu relâchement du lien familial. […] Mais un grand nombre d’effets psychologiques nous semblent relever d’un déclin social de l’imago paternelle. Déclin conditionné par le retour sur l’individu d’effets extrêmes du progrès social1. »

Aussi le mariage n’est-il plus la seule manière de faire famille : l’amour est désormais au principe des unions matrimoniales, unissant l’amour et le désir. Les unions conjugales se diversifient et la nomination des familles également : elles sont monoparentales, recomposées, homoparentales, et impliquent une dé-standardisation des rôles. Comme le souligne Jacques-Alain Miller, « on peut constater la lucidité de Lacan lorsqu’il note que la famille conjugale a une fonction de résidu dans l’évolution des sociétés et que c’est précisément parce qu’elle est à l’état de résidu, à l’état d’objet petit a, qu’elle se maintient, qu’elle se maintiendra. Ce que nous vivons aujourd’hui le confirme2 ». En fin de compte, la famille a élargi ses frontières traditionnelles en multipliant les formes de filiation et de parentalité et l’époque est marquée par de profonds remaniements des relations entre les hommes et les femmes, notamment quant à la volonté croissante d’une égalité entre les sexes.

Cette évolution n’efface toutefois pas la différence des sexes, si on considère la question du rapport de chacun à sa position sexuelle non en termes d’identité ou d’identification mais à partir des modalités de jouissance, telles que Lacan les définit dans le séminaire XX. Le masculin et le féminin ne se confondent pas avec les sexes biologiques. En dépit de ces évolutions, il reste donc un invariant de la famille : c’est le couple. La famille réduite au couple parental n’abolit pas l’insoluble impasse du rapport entre les sexes auquel l’enfant est confronté. En fin de compte l’ordre ou le désordre familial est davantage ancré dans cet impossible rapport entre les hommes et les femmes que dans le déclin de la famille paternaliste. La clinique des familles nous montre que ça n’est pas sans conséquences sur les types de solutions que les sujets plus fragiles trouvent pour suppléer à la forclusion.

Pour certains sujets dont la question des origines est fragile, il peut y avoir des bricolages avec les patronymes. Par exemple, Louis Ferdinand Destouches a fait un usage tout à fait particulier de son nom, en remplaçant son nom de famille par le prénom de sa grand-mère (qui est aussi le deuxième prénom de sa mère). Il devient Céline. Ainsi, certains sujets sont poussés par la nécessité de se faire un nom, au sens d’acquérir une certaine notoriété, afin de palier au défaut du Nom-du-Père. Pour les familles relevant d’une grande précarité symbolique, nombre de sujets sont laissés égarés dans des ivresses identitaires. À l’instar de Johnny Halliday qui s’invente une hérédité américaine qui lui permet de tenir à distance le nom de bâtard. De même Marilyn Monroe, affectée par une série d’abandons, trouve sa place dans le regard du public, et notamment des hommes, captifs de l’image qu’elle a su se constituer.

Pour d’autres, les symptômes indiquent comment les sujets sont pris dans les rets du langage, à la manière dont le désir des parents a été véhiculé par la parole. Pedro Almodóvar, en proie à la dépression, illustre bien comment il a été marqué par les paroles de la mère. Par ailleurs, la confrontation à la jouissance féminine au-delà des soins particularisés de la mère fait porter l’ombre du ravage dans les méandres du féminin. Clotilde Leguil nous apporte le témoignage de ce qui a fait énigme dans son histoire familiale et décrit comment elle a été prisonnière du ravage maternel.

Autrement, c’est le recours à la cure qui permet d’opérer une soustraction de jouissance permettant une séparation, comme c’est le cas pour Taïe, ce jeune autiste pris dans une indicible transmission, et pour E., dont l’horizon s’élargit au fil des séances alors qu’elle avait laissé sa vie de côté afin de participer à la survie de la cellule familiale.

Qu’est-ce qui se transmet, sinon les paroles énoncées dans l’enfance qui marquent le corps ? C’est d’ailleurs à partir de la lecture des marques et des traces que le sujet a reçues de l’Autre qu’un rapport singulier entre la jouissance et l’Autre pourra être inventé. L’irréductible de ce que la famille peut transmettre se fonde essentiellement sur « un désir qui ne soit pas anonyme3 » pour que l’enfant s’inscrive dans l’existence. Éric Laurent rappelle que « les deux noms de père et de mère se trouvent réduits à la marque de la particularité du désir, à l’impossibilité de la résorption dans l’universel. Ils se retrouvent tous deux instruments de l’inscription du sujet4 ».

Un air de famille évoque donc à la fois ce qui fait le comique du théâtre familial, du fait de l’inévitable malentendu – inhérent au sujet de l’inconscient –, et ce qui fait le ressort de la transmission. Je remercie chaleureusement l’équipe de rédaction de Letterina, les partenaires et amis avec lesquels j’ai eu beaucoup de plaisir à travailler et confie Letterina à une nouvelle équipe qui aimera certainement tout autant que nous l’animer et le faire lire.

Bonne lecture !

Samantha Anicot

Notes :
1 Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 60.
2 Miller J.-A., « Vers les prochaines Journées de l’École », Lettre mensuelle, n° 247, avril 2006, p. 6.
3 Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373.
4 Laurent É., « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », La Cause freudienne, n° 60, 2005, p. 141


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SOMMAIRE


- Liminaire, Samantha Anicot.

Du Nom-du-Père au sinthome
- Panorama du Nom-du-Père chez Lacan, Jean-Louis Woerlé
- La perversion n’est pas de marbre, Fabrice Bourlez
- Du Nom-du-Père à la nomination. Jean-Philippe Smet, dit Johnny Hallyday, Valérie Pera Guillot
- Un désir nouveau : Douleur et Gloire de Pedro Almodóvar, Frédéric et Marie-Claude Majour

Féminité, l’impossible transmission
- Traversée du roman familial, dénouement du symptôme, Clotilde Leguil
- La relation à la mère et le devenir féminin. Figures du ravage dans le cas de Dora, Charline Obry
- Marilyn Monroe, « I want to be the body all men want », Zoé Verhamme

Symptôme ou objet, place de l’enfant dans la famille
- Clinique de la famille, Hélène Deltombe
- « J’espère que le docteur ne se rappellera pas ma voix », Valérie Letellier
- Ménage à trois ?, Fabrice Bourlez
- D’une famille à l’autre, Lydie Lemercier-Gemptel

Kiosque
- Bohemian Rhapsody, « I want to break free », Nadine Michel et Marie-Thérèse Rol



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