LETTERiNA
Publié le dimanche 24 janvier 2016
LETTERiNA
N° 66 - Le corps dans tous ses éclats
Décembre 2015
Illustration de
Delphine Boeschlin.
LIMINAIRE
La psychanalyse change. Si Freud a introduit le terme d’inconscient, Lacan l’adopte pendant le début de son enseignement bien qu’il le trouve « imparfait1 ». « L’inconscient, ce sont les effets de la parole sur le sujet2 » dit-il dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, inconscient articulé – vérité insoutenable – à la réalité sexuelle3. Le symptôme est alors formation de l’inconscient structuré comme un langage. Il est métaphore, substitution d’un signifiant à un autre, avec un effet de sens. Ce qui fait mystère, dit Jacques-Alain Miller dans son annonce du thème du prochain congrès de l’AMP à Rio de Janeiro4, c’est ce qui résulte de l’emprise du symbolique sur le corps. Pour le dire en termes cartésiens, poursuit-il, le mystère est « celui de l’union de la parole et du corps ». Comment en effet s’opère ce nouage ?
Plus tard, Lacan dans « Joyce le symptôme5 » va proposer le néologisme parlêtre, le substituant ainsi à l’inconscient freudien. Le langage est alors abordé autrement que comme appareil symbolique articulé : il est organe mais hors-corps, ex-sistant au corps6. « Si Lacan qualifie le langage d’organe c’est pour mettre en valeur que le petit d’homme doit en découvrir son usage, que se pose la question de ce qu’il peut en faire. Fera-t-il du langage un instrument ou restera-t-il instrument du langage7 ? » Si le langage qui le représente existe comme un objet hors-corps, comme un organe greffé à l’être parlant, il fait ainsi du sujet un parlêtre et lui décerne un être et un avoir essentiel, le corps. « C’est à partir de ce surgissement du langage comme organe que le sujet s’aperçoit, écrit Dominique Holvoet, qu’il est doté d’autres organes dont, de même, il a à trouver la fonction8. » « C’est la parole, dit Jacques-Alain Miller, qui décerne l’être à cet animal par effet d’après-coup et dès lors son corps se sépare de cet être pour passer au registre de l’avoir9. » Le corps, le parlêtre ne l’est pas, « l’homme dit que le corps, son corps, il l’a » indique Lacan 10. « Superposer un être au corps qu’il a, c’est une manière, écrit Hélène Bonnaud, de considérer le corps comme premier11. »
Avec la notion de parlêtre, le signifiant pâlit au profit de l’événement de corps, émergence de jouissance dont rend compte le terme de sinthome. Il y a ainsi un corps de jouissance, coupé de l’Autre et de son désir, cette jouissance étant « une auto-affection du corps vivant12 ». « Nous ne savons pas, écrit Lacan, ce que c’est que d’être vivant sinon seulement ceci, qu’un corps cela se jouit13. » Le corps est ainsi marqué d’une jouissance inéliminable qui se répète à l’identique, un corps non séparé de la structure du sujet.
À côté du sinthome, dans « Joyce le symptôme » apparaît un autre vocable, celui d’escabeau, celui sur lequel se hisse le parlêtre pour faire le beau, dernière défense contre le réel. C’est le parlêtre sous sa face de jouissance de la parole. « Le symptôme, souligne Jacques-Alain Miller, surgit de la marque que creuse la parole quand elle prend la tournure du dire et qu’elle fait événement dans le corps14. » Ainsi peut-on distinguer deux jouissances : celle de la parole du côté de l’escabeau qui inclut le sens (jouissance phallique) et la jouissance propre au sinthome qui exclut le sens. Si le corps est affecté par les signifiants, la psychanalyse vise-t-elle à une élucubration de savoir sur cette articulation entre le Ça, grand réservoir de libido, et l’inconscient, chaînes signifiantes greffées à cette substance jouissante ? « Les pulsions, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire15. » C’est une façon d’en finir avec le sens et la fiction qu’il nourrit pour mieux mettre en évidence cette opposition entre la vérité et la jouissance16. « L’Autre du signifiant, c’est l’Autre du corps et de sa jouissance17. » « C’est une façon d’indiquer, écrit Hélène Bonnaud, que le corps marqué par le langage détermine le rapport du sujet à sa jouissance18 » et c’est là le sens de l’interprétation de la pratique analytique du parlêtre. Si le traumatisme premier du parlêtre c’est la rencontre primordiale des mots avec le corps, il faut parfois une longue analyse pour retrouver le signifiant qui s’est fixé dans un symptôme et qui a été refoulé, dénié ou forclos. La fin d’une analyse témoigne de la façon dont l’analysant peut nommer son mode de jouissance, l’accent étant mis sur le rapport entre le signifiant Un et le corps19. Du traumatisme initial, là où le signifiant « pur » hors-sens, pré-subjectif, vient percuter les organes du corps, chacun aura à inventer une nouvelle langue dans cet effort de prendre en charge ces phénomènes de jouissance pour faire face à l’opacité sexuelle. La psychanalyse peut permettre un repérage de cet impact indicible, autoriser l’accès à une symbolisation entravée invitant chaque sujet, à partir d’un reste lié au corps qu’il soit entier, partiel ou en morceaux, à bricoler entre découverte et création.
Ce sont ces multiples déclinaisons que nous vous présentons, Corps dans tous ses éclats20, là où le corps vivant, corps souffrant, agité, hyper, dys, trans, addict, greffé de lathouses21 appendices de la science… s’efforce de dire un symptôme qui ne trouve pas de signifiant pour le représenter car dans la conception dernière de l’enseignement de Lacan, le symptôme est événement de corps, un mode de jouir. Cependant à partir de ce non-su s’ordonne un savoir, une fiction qui puisse fixer, serrer la jouissance, monter un discours où les semblants recouvrent et coincent un réel, source possible d’apaisement. De ces semblants, se faire dupe, y croire sans y adhérer, c’est dans cette marge étroite que le sujet advient et tente de trouver fonction à son corps, à ses organes. Si l’homme parle avec son corps, il peut déposer auprès de l’analyste la façon dont s’est écrit son symptôme22.
Pour ponctuer ce parcours d’une clinique inventive dépliée au un par un, éclairée par l’enseignement de Freud et de Lacan, nous nous arrêterons sur quelques passages du livre de Daniel Pennac, Journal d’un corps, faire du corps, écrit-il, « un objet d’intérêt23 », « un objet de curiosité » car, poursuit-il, « on ne sait jamais par où le corps va nous surprendre24 ». Nous introduirons également des citations de Valentine Goby issues de son livre Des corps en silence25 dans lequel elle relate le témoignage de deux femmes, à un siècle d’écart, en résistance contre la fin du désir amoureux, l’une et l’autre tendues entre conjoint et enfant, car pour elles,seule la certitude de l’amour, le surplus de paroles de l’être aimé peut venir dire quelque chose de leur être, loger la jouissance, fixer la dérive pulsionnelle…
Nous retrouverons nos rubriques « Kiosque » et « Extraits du Petit traité d’Antoinologie26 » de Marie-Annick Dion, petit traité édité depuis peu que vous pouvez désormais vous procurer dans sa forme intégrale. C’est là le dernier numéro de cette équipe Letterina. C’est en effet Marie-Hélène Pottier qui poursuivra cette belle aventure…
Bonne lecture à tous.
Notes :
1 Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », congrès de l’AMP, Rio de Janeiro, Le réel mis à jour au XXIe siècle, site de l’AMP.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 137.
3 Ibid., p. 138.
4 Miller J.-A., ibid.
5 Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 565-569.
6 Doguet-Dziomba M.-H. et Dziomba S., « Petites considérations sur l’invention », Le pari de l’invention, Letterina n° 65, juin 2015, p. 45.
7 Holvoet D., « L’enfant créateur ? », Courtil en ligne, Psychanalyse et institution, morceaux choisis, 2013, p. 168.
8 Ibid.
9 Miller J.-A., ibid.
10 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Seuil, Paris, 2005, p. 154.
11 Bonnaud H., Le corps pris au mot, Navarin, Le Champ freudien, Paris, 2015, p. 204.
12 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », leçon du 20 mai 2009, inédit.
13 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, Paris, p. 26.
14 Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », ibid.
15 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Seuil, Paris, 2005, p. 17.
16 Bonnaud H., Le corps pris au mot, Le Champ freudien, Navarin, 2015, p. 193.
17 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », leçon du 18 mai 2011, inédit.
18 Bonnaud H., ibid., p. 193.
19 Ibid., p. 195.
20 « Le corps dans tous ses éclats : Addict, violent, agité, hyper, trans, dys… Qu’en dit la psychanalyse ? », colloque de l’ACF-Normandie, Sotteville-lès-Rouen, 20 juin 2015.
21 Lathouse : néologisme de Lacan dans Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 167-174. Voir le texte de Marie Delahaye, « Les lathouses », dans ce numéro de Letterina.
22 Bonnaud H., ibid., p. 203.
23 Pennac D., Journal d’un corps, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 2012 et 2014, p. 33.
24 Ibid., p. 85.
25 Goby V., Des corps en silence, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 2010.
26 Dion M.-A., Le petit traité d’Antoinologie, Christophe Chomant Éditeur. (fin 2015 ou début 2016).
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SOMMAIRE
Liminaire, Lydie Lemercier-Gemptel
Le corps lacanien
Le corps lacanien, par-delà le sexe, par-delà le genre, Clotilde Leguil.
Un corps qui nous va à ravir, Éric Blumel.
Du nouveau sur l’adage « l’anatomie, c’est le destin » ?, Maryse Lecardonnel.
Les lathouses, à propos de L’Envers de la psychanalyse, chapitres X et XI, Marie Izard-Delahaye.
Le corps, entre femme et mère
L’être mère et l’impossible, Claude Quenardel.
D’un impossible à un possible, Laurence Morel.
Paraître de l’être mère, Catherine Schvan.
Adam et sa fratrie, Valérie Letellier.
Chut ! Le silence est d’or, Estelle Planson.
Le corps en mouvement
Je danse donc je suis, Zoé Verhamme.
« Toi et moi, on est des chiamois », Salima Diallo-Sakho et Catherine Lepresvot.
Le corps en mouvement, à propos du livre L’inconscient sort de la bouche
des enfants, Élisabeth Leclerc-Razavet.
Le corps et la pulsion de mort
Pulsion de mort et addiction, Gilles Morel.
Réflexions sur un travail de supervision dans un Centre de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie, Henri Mazières.
« C’est la guerre », Élodie Vermont.
« Je suis troué ou quoi ? ». Quand le corps lâche, que le sujet s’efface, le corps social détruit, Isabelle Izard-Blancard.
Le poids du corps
Le poids coupable d’une « victime », Fabrice Bourlez.
Se faire un corps dans le miroir : une solution homosexuelle ?, Claire Pigeon.
Hélène, du refus de la nourriture au refus du corps, Francine Giorno.
Extraits
Petit traité d’Antoinologie, tribulations d’une AVS auprès d’un enfant autiste, Marie-Annick Dion
Kiosque
Journal d’un corps, de Daniel Pennac, Christelle Pollefort.
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