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Publié le mercredi 29 novembre 2017

Après la séance d’Arts-Connexion Théâtre...

La Pensée, pièce d’Olivier Werner

Un texte de Lydie Lemercier–Gemptel et Christelle Pollefoort

 {{Après la séance...}}

Retour sur la pièce {La pensée} et la conversation organisée par Arts-Connexion en partenariat avec le CDN Normandie-Rouen et le festival Art et Déchirure <a href="http://www.psychanalyse-normandie.fr/spip.php?article750">le 19 novembre 2017</a>

Un texte de Lydie Lemercier–Gemptel et Christelle Pollefoort

Sur un sol fait de grilles où, seul, se détache un lit de même facture, l’homme, sous une lumière blafarde, marche d’un pas rapide, s’arrête, le regard fixe, aveugle, un instant tourné vers le public, la main happée dans un étroit battement puis il reprend sa ronde, enfermé dans ce labyrinthe de fer tandis qu’au loin une musique sourde, lancinante, répétitive martèle ses pas...

Dans cette mise en abîme du comédien, véritable performance, Olivier Werner nous offre une interprétation saisissante de la nouvelle de Leonid andreïev1. Le docteur Kerjentsev a tué son meilleur ami. Les circonstances du crime, de même que certains faits laissent soupçonner quelque chose d’anormal. Interné en Hôpital psychiatrique, il présente un mémoire rédigé en 8 feuillets réunis dans une unité de temps et de lieu, destiné à l’expertise médico-légale, « forcé, dit-il, de dévoiler la vérité ». Devant une assemblée d’experts chargés d’examiner son état mental, place tenue par le public, Kertjensev se livre à un examen froid, méticuleux du fonctionnement de sa pensée, de la naissance de l’idée de tuer son ami jusqu’au passage à l’acte. Mais plus sa parole se déploie, plus sa pensée lui échappe...

Le Docteur Kerjentsev dit de lui qu’il est « le seul homme [qu’il] respectait2 » : médecin émerite, « merveilleux acteur3 », ayant toujours menti pour garder sa liberté intérieure, ne pas se laisser à voir et exercer un certain pouvoir sur les autres, mais ne s’étant « jamais menti à [lui-même] ». Il nous explique ainsi « la précision de travail de [sa] pensée » et son idée géniale de simuler la folie. Mais, dans un second temps, vers la fin du récit, le Docteur Kerjentsev évoque comment, après le meurtre, une pensée – ou une voix ? – est venue s’immiscer dans sa tête, dans son cerveau en proie à une surexcitation particulière : « Il est tout à fait possible que le Docteur Kerjentsev soit réellement fou. Il croyait simuler mais il était fou. En ce moment même, il est fou4. » Cette phrase résonnante signe le basculement vers une question terrifiante. « La folie est un feu avec lequel il est dangereux de jouer. Si vous grattez une allumette au beau milieu d’une poudrière, vous êtes en droit de vous sentir plus en sécurité que si la plus infime crainte de folie se glisse dans votre cerveau5. » Là où « le sujet était déshabité d’une cause, du sens de la vie, nous dit Francesca Biagi-Chaï6, il se retrouve habité par un sens qui lui vient de sa voix, de ces pensées qui ne sont plus les siennes. »

Plusieurs perspectives s’entrelaçent et rendent cette pièce passionnante. Lors de la conversation, Olivier Werner nous explique comment il a trouvé ce texte, mobilisé par cette question du gommage de la frontière folie-non folie. A quel moment une personne « vrille » ? Puis il a repris quelques éléments de la vie de Léonid Andreïev. Né en 1871 au sud de Moscou, il perd tôt son père. Pour venir en aide à sa famille, il endosse la toge d’avocat. Déçu, il devient chroniqueur juridique, écrivain, photographe, vivant dans l’amertume de n’être suffisamment reconnu. Il est d’humeur noire, prisonnier de l’alcool et de ses obsessions suicidaires. Dans cette nouvelle, il écrit que le Docteur Kerjentsev « fracasse la tête de l’écrivain », son ami. S’agit-il de la sienne ? Olivier Werner fait l’hypothèse qu’Andreïev pose la question de la folie, la sienne propre, sans concession : « Il est et la victime et le bourreau. » En tuant son ami, Kerjentsev se vise lui-même. Il anéantit également le rire des yeux de Tatiana, la femme de son ami, ce rire humiliant perçu lorsque, quelques années plus tôt, il l’avait, tout tremblant, demandée en mariage...

Si Andreïev interroge la folie, folie qu’il tente, à travers la pièce, de tenir ainsi à distance, il introduit également une réflexion sur le jeu de l’acteur : « Le Dr Kertjensen simule son rapport à l’existence pour ne pas endosser la responsabilité de ses actes et de ses paroles. Il déploie une énorme énergie créatrice à paraître ce qu’il n’est pas, au point de ne plus savoir ce qu’il est devenu7. » Cette dimension – la traversée du miroir dans l’incarnation d’un personnage – passionne Olivier Werner. Mais « à l’inverse du fou qui voit son miroir exploser et ne parvient plus à reconnaître un seul reflet qui le représente, l’acteur a besoin de se reconnaître plusieurs afin de s’accomplir en tant qu’individu8 ». Olivier Werner tient d’ailleurs particulièrement au passage par le maquillage : « Je ne commence à penser à ce type que quand je me maquille9. [...] En dehors du spectacle, ce type, je l’abandonne. » L’acteur, dit-il en citant Antonin Artaud, est un « athlète affectif ». Il « construit un être qui n’existe pas10 ». Mais, dans ce jeu de reflets, la frontière est bien là. Dans la folie, pour revenir à elle, les frontières s’effacent. La pensée devient « hyperpensée, hyper productive, comme par appel d’air, jusqu’à parfois un sentiment d’omniscience. Mais tout cela, souligne Olivier Werner, cohabite finalement avec le rien ».

Nous y sommes : au trou auquel est confronté le sujet, trou central qui par cet appel d’air convoque la course dans le labyrinthe intérieur, là où dans un langage métonymique tous les détails de la vie sont saisis sur le vif pour tenter de se construire un monde. De ce trou, clame Kertjensen, peut surgir la voix, « cette voix qui retentissait ; et depuis ma tête où je croyais la tenir fermement, elle s’est retournée dans les replis de mon corps ; et de là elle s’est mise à hurler comme une étrangère, comme une esclave en fuite11 ». « Comment faire pour attraper cette petite mort centrale ? interroge Francesca biagi-Chaï, nous on y met le fantasme. » Mais, faute de ce recours, comment faire quand quelqu’un est aux prises avec cela ? Quelle passerelle est possible avec les gens « normaux » ? Cette recherche désespérée cohabite avec l’immense solitude de Kertjensev. « On assiste à un véritable abrasement de l’étonnement12. »

Autour, les personnes de l’entourage sont gênées mais ne posent que peu de questions. Seule Tatiana semble percevoir quelque chose de sa folie. Mais, remarque Francesca Biagi-Chai, « elle a fait taire son savoir13 ». La question du savoir est un enjeu crucial, politique, destiné non seulement aux médecins psychiatres mais aussi à l’entourage, à toute la communauté : à quel moment sait-on, repère-t-on vraiment le point de basculement ? Comment ne pas passer à côté ? Comment entendre quelque chose d’inhabituel ? Faut-il, interroge une personne du public, chercher du sens du côté de l’enfance, de la relation au père, ce père avocat, cultivé, parlant avec aisance mais, selon Kerjentsev, qui ne comprenait pas les mots employés. « J’avais l’impression, dit-il que ce n’était pas un homme mais une image cinématrographique clignotante reliée à un gramophone14 », qui considérait son fils comme stupide, indigné qu’il fût bon élève, « riant dans une détresse comique15 », désespéré de voir les cahiers de l’enfant sans tache. Ces deux mots, image et gramophone, fixent, selon Francesca Biagi Chaï, une signification et le protègent ainsi de son père, lui permettant de faire autre chose. De vouloir aller derrière l’image, les voix peuvent surgir... : « On ne peut aller creuser de ce côté, au risque de déchirer le voile, le rideau qui protège. [...] Nous ne sommes pas là pour déchirer les rideaux16. » La question n’est pas tant de vouloir comprendre la langue de l’autre mais plutôt : « Est-ce que vous pouvez parler avec moi ? Moi qui ne parle pas comme vous17. »

Un grand merci à Francesca Biagi-Chaï pour sa présence et l’éclairage qu’elle a pu apporter sur ce cas et sur ce qu’est la psychanalyse lacanienne aujourd’hui ; et un grand merci à Olivier Werner pour sa simplicité dans l’échange et la finesse de son regard sur la question de la folie. Remercions aussi Catherine Dewitt pour son accueil et son soutien, ainsi que José Sagit, Directeur du Festival Art et Déchirure.
Ce fut à nouveau un très beau moment d’échange et de partage autour de l’art, qui continue de nous enseigner.

Notes :
1 Leonid Andreïev, La pensée, nouvelle, Petite bibliothèque Ombres, Toulouse, 1989. Pièce mise en scène et jouée par Olivier Werner au théâtre Les 2 Rives, Rouen, le 19 novembre 2017, suivie d’un débat. Le spectacle peut être joué dans un théâtre mais aussi dans des lieux plus informels (hall, salle de conférence, salle polyvalente...)
Olivier Werner propose le texte dans une auto-édition, traduit et adapté par lui-même avec la collaboration de Galina Michkovitch, qu’il est possible de se procurer :


2 Leonid Andreïev, La pensée, auto-édition, Olivier werner, p. 13.
3 Ibid., p. 23.
4 Ibid., p. 39.
5 Ibid., p. 18.
6 Psychanalyste, membre de l’Ecole de la Cause Freudienne, médecin psychiatre ayant excercé dans les prisons, Francesca Biagi-Chaï est l’auteure du livre Le cas Landru à la lumière de la psychanalyse, Editions Imago, Paris, 2007.
7 Olivier Werner, La pensée, feuillet 4, extrait pour le texte de présentation du CDN-Normandie Rouen.
8 Ibid.
9 Olivier Werner, extrait de la conversation.
10 Ibid.
11 Leonid Andreïev, La pensée, ibid., p. 40.
12 Francesca Biagi-Chaï, extrait de la conversation.
13 Ibid.
14 Leonid Andreïev, La pensée, ibid., p. 26.
15 Ibid., p. 28.
16 Francesca Biagi-Chaï, extrait de la conversation.
17 Ibid.

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