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Publié le dimanche 22 octobre 2017

Vers le forum européen de Turin

Qu’est-ce qui se passe à Barcelone ? La passe difficile du nouveau

Un texte d’Anna Aromi

Cette fois l’instant de voir eut lieu pour plusieurs, en plus de pour chacun. Le dimanche, premier octobre, tous les écrans montrèrent la scène. Depuis lors cette scène n’arrête pas de passer en un circuit en boucle.

Il s’agit de ne pas se laisser emparer par cette boucle. Appliquons l’art analytique de la lecture. Qu’est-ce que cette scène ? Qu’est-ce qu’on y voit ?

En premier lieu, l’horreur de la brutalité policière. Pour plusieurs cette brutalité n’était pas nouvelle, cela fait partie de l’horreur, parce qu’elle rappelait celle d’une autre époque et on y reconnaissait en elle les mêmes nuances crâneurs, rances, voire de couverture au sociopathe.

Il ne faut pas se tromper, ce fut une application du gouvernement de la force, ce ne fut pas une manifestation de la Politique, ni de la Justice, ni de la Loi, écrit en majuscule, dans la mesure où son efficacité éthique émane de la reconnaissance d’un point d’impossibilité, d’une re-présentation du S(A/).

Justement il y a des actes qui seulement obtiennent leur légitimité à partir du fait de poser l’impossible traitement de l’inconciliabilité de cette barre et de l’irréductibilité de cette impossibilité. De là que la grandeur d’un acte, politique ou juridique, comporte le corrélat d’authenticité de sa modestie. Comme me disait un magistrat il n’y a pas longtemps : les progrès sociaux vont toujours au devant de la loi, c’est pour ça que ce sont des progrès, et la justice va derrière en essayant de l’ordonner.

La psychanalyse a beaucoup sur quoi s’entretenir avec le champ de la justice : Freud ou le gouvernement comme impossible, Lacan ou le discours du maître comme discours de l’inconscient, entre autres. Au fond il s’agit de quelque chose de très simple et très difficile à la fois, comme dit Jacques-Alain Miller dans un des Forums Anti-haine : il s’agit de faire reconnaître aux politiciens qu’il y a dans la politique un réel. C’est très sérieux. Et pas seulement pour les politiciens, c’est sérieux surtout pour les analystes.

Mais revenons sur la scène de la boucle. Or, cette brutalité policière du dimanche était en effet nouvelle pour plusieurs d’autres. Plusieurs générations de jeunes gens – et des gens pas aussi jeunes – en savaient tant soit peu à travers le récit familial, à travers la formation scolaire, mais ils n’y avaient jamais été dans quelque chose comme ça. Ils ne l’avaient pas vécu. Ce dimanche leurs corps étaient là et ils en ont reçu l’impact : les moins chanceux, l’impact du coup physique, mais tous sans exception, l’impact physique des images. Une image peut être un événement de corps.

Colère, tristesse, stupeur… les affects passent au premier rang comme effet d’un pareil événement. Ces jours-ci deviennent une espèce d’éducation sentimentale forcée, dans le sens de la politique, pour plusieurs. Mais ce ne sont pas dans les affects qu’il faut lire. Ce n’est pas intéressant parce que dans le monde des affects, comme dit Lacan, la tromperie est garantie. Plutôt l’angoisse, dans la mesure où elle est une véritable boussole, pourrait servir à chacun à faire une enquête sur la voie de son désir singulier. Lire dans cette angoisse et ses manifestations, c’est ce à quoi s’appliquent les analysants ces jours-ci et beaucoup d’entre eux, autant que j’écoute, avec une rigueur et un courage qui me font penser aux éloges que Freud et Lacan consacrèrent aux névrosés en analyse en temps de confrontation.

Retournons au dimanche, le premier octobre : on ne peut pas dire que tout commence là, bien sûr. Comme tout, ça a une histoire qui vient de loin, et même de très loin. Si on prend en compte seulement le « loin », ça vient d’une Constitution qui noua la fin du franquisme avec la modernité européenne, laissant comme reste le (mauvais) état des Autonomies ; ça vient d’une guerre dans le seul pays de l’Europe dont les gouvernements n’ont jamais renié du national-socialisme ; ça vient d’une République qui…

Mais pour lire dans quelque chose il faut mettre une coupure. En cela la lecture s’apparente à la castration. On lit depuis la coupure, on lit à partir d’isoler un signifiant de la chaîne.

Pour lire, pour parler, il ne faut pas chercher l’Un. Ça ferait un contresens complet. On parle ou on lit à partir de la coupure, c’est-à dire à partir du risque de l’Autre. Parler c’est accepter la possibilité de rencontrer l’Autre, ce qui est différent, chez l’interlocuteur ou en soi-même. Si on n’accepte pas cela, parler reste réduit à tenter de convaincre celui qui est en face de ce que je dis, c’est le bâton par d’autres moyens.

Ça c’est quelque chose que savent les thérapeutes les plus lucides et c’est pour cela que les plus éthiques s’angoissent parfois. Pratiquer la psychanalyse engage non seulement à exercer un métier impossible, mais aussi à consentir à une clinique qui seul opère depuis son fond d’inhumanité radicale : par exemple, savoir qu’il y a des choses qui ne méritent pas l’essai.

Pour la troisième fois, je reviens à l’effort de ramer sur le banc dur de la scène en boucle : la chose la plus significative qu’on a vue le dimanche n’a pas été la brutalité, vieille et connue. La chose la plus significative a été les gens. Voilà ce qui a été surprenant. Et ça continue à l’être. Si aujourd’hui j’écris, après avoir procuré maintenir un silence discret auquel j’espère retourner bientôt, c’est pour contribuer à ce que cet effet de surprise ne soit pas écrasé. Au moins qu’il ne soit pas écrasé trop vite, pas avant que nous ayons pu le ramasser, le lire, en apprendre quelque chose.

En premier lieu, au-delà des sensibilités politiques –elles existent- de chaque analyste, nous devrions reconnaître que ces gens surprenants ne sont pas l’autre pôle de la brutalité policière. Ce n’est pas le a’, ce n’est pas le miroir, dans cette affaire il y a déjà beaucoup trop de miroirs. Bien qu’il y eut beaucoup de personnes sans défense et qui ont fait preuve de retenue, se livrant avec les mains en l’air, qui furent frappées et qui certaines d’entre elles furent humiliées, leur fonction sur la scène que nous essayons de lire ne peut être réduite à soutenir le rôle de partenaires. Il s’agit de quelque chose de différent.

On a dit que tout cela vise à de nouvelles formes de démocratie, à de nouvelles façons d’intervenir dans la politique, à une actualisation des indignés du 15 mars… Un nouveau sujet politique. Miquel Bassols a consacré récemment un de ses textes à cette question.

Il ne fait aucun doute qu’il y a quelque chose de nouveau dans ce sujet, dans ses formes de présentation et d’organisation. C’est le nouveau qui surgit de l’ancien, en l’utilisant pour émerger : de Buñuel à Almodóvar, en passant par Berlanga. Je ne tombe en aucune frivolité en disant cela ; comme j’ai déjà expliqué ailleurs, c’est l’opération même que fait Lacan avec le cinéma. L’art c’est quelque chose de très sérieux, parce qu’il met des paroles et des images à des choses dont l’existence nous serait autrement inconnue.

Voilà pourquoi je crois que la psychanalyse pourrait aider à localiser dans ce qui est en train de se passer à Barcelone, en Catalogne, en Espagne, quelque chose d’aussi subtil et modeste que de nucléaire : la manifestation authentique d’un désir d’autre chose.

À ce désir, avant de l’étouffer avec des étiquettes politiques, ne s’agit-il pas de lire en lui un Wunsch, une poussée pulsionnelle ? On me dira qu’il y a là une pulsion de mort. Bien sûr ! Dans la mesure où la pulsion de mort est indissoluble de la vie (Freud dixit). La pulsion de mort ne chemine pas toute seule, sinon le monde n’existerait pas.

Quand on parle tellement de division, les analystes nous devrions nous rappeler que c’est par la division que la vie du sujet est possible. La division est la condition de son existence, son habitat même, ainsi que condition et habitat du désir. La question intéressante n’est pas la division, mais trouver son bon traitement, son bon symptôme.

Comme me disait un bon ami et analyste, je crois que dans ces jours-ci si compliqués, il s’agit paradoxalement de « ne pas rater la meilleure partie de la vie ». La vie même. Le réel de la vie.

Je suis convaincue que le nouveau qui essaie de se frayer une voie dans autant de confusion c’est quelque chose qui n’a pas encore trouvé de nom.

Voudront les analystes faire leur part pour qu’il le trouve ?

Anna Aromí
Barcelone, 7 octobre 2017

Traduction : Alín Salom

Anna Aromi est psychanalyste à Barcelone, elle est membre de l’Ecole Lacanienne de Psychanalyse et de l’Association Mondiale de Psychanalyse.

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