Accueil > Connexions > Lire > Textes publiés « hier » > L’écrit pas à lire

Recherche

Par activités


Publié le mercredi 21 juin 2017

Vers PIPOL 8

L’écrit pas à lire

Un article de Serge Cottet paru sur le blog de PIPOL 8

Sur le BLOG préparatoire à PIPOL 8

L'écrit pas à lire


L’écrivain que distingue Lacan, est celui « qui de son style marque la langue1 ». Cette singularité exclut qu’il fasse partie d’un ensemble qu’on nomme la littérature. Cela est notamment vrai de la littérature d’avant-garde, celle qui contamine par la parole le discours écrit. Il en résulte que l’usage du générique La ne convient pas à la chose littéraire ; en revanche, si l’on peut dire La science, c’est qu’elle se soutient du fantasme d’un savoir inscrit dans le réel.

Lieu de la fabrique du langage2, le grand texte littéraire viole les usages comme les normes académiques. C’est ainsi qu’il s’impose et rayonne. Napoléon visant Chateaubriand à ce mot : « J’ai pour moi la petite littérature et contre moi la grande ». Tout chef d’œuvre artistique le confirme : le génie est subversif, c’est un truisme. La définition kantienne doit alors s’inverser : le génie n’est plus « ce qui donne des règles à l’art », il dérégule.

Il y a plus, une conception nouvelle dans le siècle, par un effet saussurien, assure l’autonomie du signifiant : le discours a le privilège sur la narration, le référent. Ainsi, « l’écriture est dans le réel, le ravinement du signifié3 ». La vague structuraliste des années 1960 a déconstruit la littérature comme pur artifice de langue sans même la supposition d’un référent qui lui soit extérieur. Roland Barthes a contribué à cette réduction, tout en en dénonçant les excès qu’un Derrida peut représenter dans son affirmation d’un primat de la lettre sur le signifiant4.

Il n’empêche que depuis Flaubert, Valéry, Gide, la « valeur-travail remplace un peu la valeur-génie5 ». L’époque veut que la langue littéraire soit saturée de conventions, que le style résulte toujours d’une utopie du langage, et qu’un chef-d’œuvre moderne soit impossible. Certes, « chaque écrivain qui nait ouvre en lui le procès de la Littérature ; mais s’il la condamne, il lui accorde toujours un sursis que la Littérature emploie à le reconquérir ; il a beau créer un langage libre, on le lui renvoie fabriqué, car le luxe n’est jamais innocent6 ».

Barthes rêve d’une « écriture blanche, libérée de toute servitude à un ordre marqué du langage7 ». Il désigne L’étranger de Camus comme modèle de cette « absence idéale de style8 ».Un idéal lettriste qui fait pourtant l’impasse non pas tant sur le signifié mais sur le sujet. Ce parti-pris tranche avec l’aphorisme lacanien, « le style c’est l’homme ». On dirait aujourd’hui, depuis l’orientation joycienne de Lacan, le sinthome plutôt que l’homme ; en tout cas un effet de sujet.

Lacan distingue une littérature du semblant qu’il oppose à une littérature du littoral, où le signifiant fait pavé dans la mare du signifié. Un mode de jouir imposé par la lettre, au détriment du sens, caractérise l’écrit comme un « pas à lire ». Sur le versant opposé au symptôme, autre marge, l’écrit de Marguerite Duras déploie l’effet lacanien du fantasme, incarné dans Lol V. Stein par la topologie de l’enveloppe, la nudité, le regard, la tache. Un écrit au bord du symptôme psychotique.

C’est ainsi qu’une méconnaissance du statut du réel de l’écrit a nourri les divergences et les polémiques suscitées par un Céline. Le dogmatisme sémiotique et structuraliste a été récusé au titre de servir d’alibi à un salaud. Après Walter Benjamin et Sartre, on conteste la suprématie du style sur le sujet de l’énoncé. Céline affirme pourtant, en exergue à Féérie pour une autre fois : « Aucun rapport avec aucune réalité ! » Tel le « Ceci n’est pas une pipe ! » de Magritte.

On s’étonne que la critique littéraire ou l’exégèse la plus exigeante concernant la langue de Céline, à savoir l’invention d’une lalangue, ravale les effets comiques auxquels Gide, et aujourd’hui Philippe Sollers, ont été sensibles. Autre décalage, si l’on fait du délire de persécution la matière de l’œuvre, l’écrit donne des lettres au fantasme paranoïaque ; il est alors plus à entendre qu’à lire : éructations, imprécations, insultes, néologismes, souffles, effets de corps. Un bombardement de mots en 250 pages est une autre réalité que le bombardement d’une nuit de 1942. Quel est ce lieu d’où « ça parle tout seul » ? Moi, l’immonde, « le chroniqueur des Grands guignols » (Rigaudon), je parle.

Serge Cottet

Notes :
1 Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 858.
2 Lacan J., « Lituraterre », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 18.
3 Ibid., p. 17.
4 Affirmation récusée par Lacan. Ibid., p. 14.
5 Barthes R., « l’artisanat du style », Le degré zéro de l’écriture (1953), in Œuvres complètes, vol. I, Seuil, 2002, p. 209.
6 Barthes R., « L’utopie du langage », op. cit., p. 223.
7 Barthes R., « L’écriture et le silence », op. cit., p. 217.
8 Ibid., p. 218.


Revenir à l’Accueil du site » ou à la rubrique Lire, écouter, voir ».
Accéder directement à l’Agenda ».